Peter Grimes. Benjamin Britten.

Oper.

Roderick Brydon, François Rochaix, Jean-Claude Maret. Stadttheater Bern.

Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 28 septembre 1988.

 

 

À Berne, ce week-end, première de l'opéra "Peter Grimes" de Benjamin Britten pour ouvrir la saison 88/89. Et selon la tradition simpliste que les chefs d'orchestre italiens sont les plus doués pour les opéras italiens, les tchèques les plus doués pour les opéras slaves, les russes pour la musique russe etc., la direction musicale de "Peter Grimes" a été assurée par un chef anglais qui a connu Britten: il s'agit de Roderick Brydon.

 

Brydon avait à sa disposition un orchestre connu pour sa qualité inégale, un orchestre qui, selon son humeur et selon son appréciation du chef, peut gâcher toute une production – ou alors vous surprendre et atteindre au sublime. Cet orchestre, l'orchestre symphonique de Berne, a, le soir de la première, joué comme les dieux. Il y avait là une richesse des couleurs, une beauté du phrasé, une précision rythmique hors du commun, bref, c'était l'orchestre qui a porté le spectacle et qui était à la hauteur de la tâche.

 

Les chanteurs étaient d'une qualité excellente pour un théâtre comme Berne. Malheureusement, leur moyens vocaux étaient un peu réduits et leurs moyens mimiques inexistants. Et la mise en scène n'a pas aidé à les développer. Elle s'est contentée d'arranger les groupes et les entrées scéniques. C'était donc une mise en scène réduite au minimum, mais ce minimum, à mon avis, ne suffit pas pour un opéra comme "Peter Grimes". Si dans cet opéra vous débarrassez tout, il ne vous reste qu'une squelette. – Mise en scène et décors étaient signés par deux artistes fort bien connus en suisse romande; il s'agit de François Rochaix et de Jean-Claude Maret.

 

L'opéra nous parle d'un conflit entre un homme seul et les gens du village qui le repoussent. Il s'agit du drame de l'injustice apparente. Pour montrer cette injustice, l'opéra commence par une scène de tribunal grotesque qui fait ressortir la haine, l'incompréhension et les préjugés des villageois contre Peter Grimes. Et on se demande, en face d'une telle haine: Où sont les racines du conflit? Par quel comportement Peter Grimes a-t-il attiré la rage de la population? Et on se demande pourquoi deux personnes aussi intègres qu'un capitaine et une maîtresse d'école prennent la défense de Grimes. Tout cela n'est pas élucidé par le livret, il semblerait donc qu'il y ait au-dessous du texte un motif caché – et c'est à ce motif qu'une mise en scène devrait, à mon avis, faire allusion, pour rendre l'action compréhensible et pour lui donner la résonnance que Britten fait vibrer dans la partition.

 

L'explication la plus plausible pour moi consiste à rattacher l'action à la situation personnelle de Benjamin Britten au moment de la création. "Peter Grimes" se crée en 2e guerre mondiale. Britten a quitté son pays, l'Angleterre, pour des raisons de pacifisme. Au lieu de se battre contre les Allemands, il vit avec son amant, le ténor Peter Pears, aux États Unis. Là, il a plusieurs raisons de se sentir seul. Il est loin de sa patrie, avec la certitude que les Anglais ne comprennent ni son exile ni son amour homosexuel. Il y a donc une base d'identification avec le sort de Peter Grimes, cet autre solitaire de la ballade anglaise. Et dans cette ballade anglaise, comme d'ailleurs dans le livret de l'opéra, on reconnait des allusions à l'homosexualité. Peter Grimes, au lieu d'épouser sa fiancée, partage sa cabane éloignée du village avec un garçon.

 

Alors vous comprenez pourquoi les villageois s'affolent en apprenant que Grimes a perdu un garçon en faisant la pêche sur la mer; et vous comprenez leur réticence quand Grimes demande un autre garçon, car le garçon qui couche chez Grimes est, aux yeux des villageois, un garçon perdu.

 

Sur cette base de l'homosexualité sous-jacente, tous les éléments de l'opéra se mettent en place et trouvent leur logique. (Juste entre parenthèses, je voudrais souligner que "Grimes", le premier opéra de Britten, trouve son pendant dans le dernier opéra, "La mort à Venise", où le motif de l'homosexualité est traité sans déguisement.)

 

Vous n'êtes bien entendu pas forcés de partager cette interprétation. Mais je peux peut-être supposer votre consentement en disant qu'une mise en scène de "Peter Grimes" ne peut pas se passer de trouver une interprétation qui explique l'action, la relation entre les personnages et qu'elle nous indique la logique profonde du déroulement.

 

François Rochaix, le metteur en scène, n'a pas donné de solution. Il a monté l'opéra selon sa manière habituelle. Rochaix se montre toujours soucieux de ne pas surcharger ni la scène ni l'action. Il cherche la clarté, la simplicité, l'abstraction. Surtout pas de réalité peinte de manière naturaliste, avec une centaine de détails précis. Pour Rochaix, deux, trois objets bien choisis suffisent pour créer l'atmosphère voulue. Chez "Peter Grimes", la proue d'un bateau symbolise le sable, le vent et la mer. Ce réalisme est donc réduit aux éléments indispensables, et ce réalisme se retrouve dans l'attitude des chanteurs. Peu de gestes, peu d'action, un minimum de mouvements.

 

Ce style Rochaix s'apprête merveilleusement à Wagner, où la musique est d'une richesse abondante et où les leitmotivs racontent tout. Mais chez Britten, la musique est, dans sa structure profonde, tout aussi nette que le style Rochaix. Comme Rochaix, la musique nous parle du conflit entre l'homme seul et la masse, en opposant le registres, les violons aux souffleurs, ou en opposant la percussion au reste de l'orchestre, etc.

 

La musique s'occupe donc déjà à indiquer les dimensions du drame. Elle anticipe doncle travail de Rochaix. Si Rochaix le refait, le résultat est une représentation sèche comme une squelette, car Rochaix raconte l'action sans se soucier des secrets ni des profondeurs qui invitent à une deuxième lecture du spectacle.

 

Le chef d'orchestre par contre, Roderick Brydon, a propulsé l'orchestre symphonique de Berne dans sa meilleure forme. Les célèbres interludes orchestraux sont de toute beauté. L'orchestre fait chanter la partition tout en restant concentré et précis.

 

Pourtant, on aurait pu craindre le pire, car la fosse était cette fois-ci élargie. Et c'est connu que le théâtre de Berne est trop petit pour supporter un grand orchestre symphonique. Il n'a donc jamais su trouver, sous ces auspices, la balance entre orchestre et chanteurs – jusqu'au soir de cette première de "Peter Grimes". Sous la baguette de Roderick Brydon, le miracle s'est produit. En aucune seconde les voix des chanteurs ont été couvertes par l'orchestre. Le plaisir était parfait.

 

Les voix avaient un beau timbre. Les moyens étaient peut-être un peu réduits, mais les chanteurs exprimaient un sens de la ligne qui vous faisait oublier l'esprit critique, car vous étiez épris du souffle musical de cette nouvelle production.

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