Alfred Käppeli (Porträt)

Rencontre avec Alfred Käppeli, Gampel.

Baryton, organiste, chef de chœur.

Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 12 décembre 1989.

 

 

 

Les spectacles de Noël et de Nouvel An se préparent en Suisse allemande, et d'ici trois semaines je pourrai vous en dire du neuf; mais actuellement, c'est le silence, c'est la préparation. Cependant, quand on s'attend à rien, on peut faire des rencontres inhabituelles, et aujourd'hui, je voudrais vous parler d'une telle rencontre que j'ai faite jeudi passé.

 

Normalement, les rencontres que nous faisons dans notre qualité de journaliste se préparent de longue date, car le partenaire est un personnage en vue avec un calendrier bourré. Et nous, les journalistes, apprenons lors de ces entretiens l'histoire d'un succès, l'histoire d'une carrière réussie, et nous entrons, avec notre interlocuteur, dans une sorte de symbiose: Il nous concède le privilège d'apprendre les détails de sa vie, pour que nous, journalistes, répercutions ces détails. Et par cette répercussion, nous ancrons l'image de notre vedette dans la conscience publique, et nous lui aidons à maintenir sa valeur du marché.

 

Or, la personne que j'ai rencontrée jeudi passé est un raté au point de vue professionnel. C'est un chanteur qui a entamé une carrière, mais qui n'a pas réussi.

 

Alors pourquoi est-ce que je vous en parle? Parce que mon chanteur a bien raté sa carrière, mais il n'a pas raté sa vie. Ce n'est pas un homme aigri, tout au contraire. Et ce fait le rend intéressant. Car je prétends que la plupart des gens n'ait pas atteint le but qu'ils se sont proposés. Pour une raison ou l'autre, beaucoup ont dû apprendre à accepter une déviation dans leur vie, et la plupart des gens se trouve aujourd'hui à une place qu'ils n'ont pas choisie et dont ils doivent se faire une raison.

 

Soyons concrets: Mon homme s'appelle Alfred Kesseli, il est né au canton de St. Gall dans une famille plutôt modeste et sans ambitions. Et notre Alfred devient, sans qu'il s'en aperçoit, élève d'un lycée catholique. C'est dans ce lycée que le professeur de musique découvre sa voix extraordinaire, son talent de chanteur. Et il se passe ce phénomène tant décrit dans la bible et dans les contes, le phénomène qu'Alfred se trouve élu. Car son professeur le choisit parmi tous ses camarades pour lui prédire une carrière formidable. Alfred passe des soirées entières chez le professeur et sa femme, ils lui parlent du monde de la musique et du théâtre lyrique, et ils donnent la conviction à Alfred qu'il doit devenir chanteur à l'opéra.

 

Une fois ce but fixé, Alfred suit la trame: Il s'inscrit d'abord au conservatoire de Winterthour, puis au conservatoire de Zurich. Il fait ses diplômes, il se distingue parmi sa volée, et il obtient une bourse pour aller compléter sa formation à Vienne. Il suit les cours au conservatoire, et le soir, il chante dans le chœur de l'opéra de Vienne; il voit les grand chefs, il peut les observer au travail.

 

A Salzbourg, il rencontre Karajan et il comprend pourquoi les chanteurs disent qu'ils chantent mieux avec lui qu'avec autrui. Karajan, paraît-il, a une personnalité tellement forte que la salle est transformée par sa présence. On se sent stimulé à faire de son mieux.

 

Puis enfin, Alfred Kesseli obtient du conservatoire de Vienne le titre tant désiré de "Konzertsänger", et puisqu'il chante si bien, ce titre lui est accordé avec une mention spéciale, il est donc "Konzertsänger mit Auszeichnung".

 

Maintenant, il s'agit de trouver un engagement et de grimper l'échelle. Kesseli débute à Coburg (en Bavière), puis après deux ans, il va à Passau. Passau est une superbe ville baroque qui se situe entre deux fleuves qui se rejoignent à Passau même, le Danube et l'Inn. Pour cette raison, et aussi pour la raison qu'après un incendie un architecte vénitien ait reconstruit la ville, on l'appelle la Venise allemande.

 

Passau était à l'époque sous la tutelle d'un archevêque fort influent, et cet archevêque s'est construit un théâtre privé au pied du rocher qui porte son château. Un escalier souterrain lui donnait donc accès à son théâtre, une superbe salle construite à l'italienne avec des guirlandes qui grimpent le long des balcons comme des vignes, et le plafond porte une décoration de nuages qui sont dorés par le soleil couchant, bref, la salle vous donne l'impression d'être en plein air quelque part en Italie.

 

La scène, elle, est mignonne. Je vous ai parlé il y a une semaine du petit théâtre de Bienne, mais Passau, c'est encore plus petit. Les rochers ont prescrit la grandeur du plateau, et si vous êtes sur la scène, vous vous heurtez aux pierres qui entourent le théâtre.

 

Dans ce théâtre minuscule, Alfred Kesseli a attaqué tous les rôles de son registre de "lyrischer Bariton": Dans "Don Giovanni" il était Masetto, dans "La Bohème" il était Schaunard, et pour finir, il était même Figaro. Mais petit à petit, les rêves qu'il s'était faits de l'existence du chanteur se sont dissous, et il a compris la réalité. D'abord sa réalité à lui: que sa voix n'était pas assez grande pour vraiment faire carrière. Puis la réalité du théâtre, où l'intrigue et le dilettantisme empêchent qu'on fasse du bon travail.

 

Sous ces conditions, Alfred Kesseli a compris que sa vie à 40 ans serait assez triste: Il serait chanteur médiocre dans un théâtre médiocre. Alors, il a renversé la vapeur. Il a présenté sa candidature à un poste d'organiste et chef de chœur dans un petit village valaisan, à Gampel.

 

Et c'est ici que je l'ai rencontré, dans ce village de 1200 habitants, avec sa femme et ses enfants. Un homme aimable, rayonnant, plein d'humour et de modestie. Il est en train de répéter des chants de Noël avec la population. Car il juge important que la culture musicale ne se répande pas seulement dans les grandes villes, et à Gampel, c'est lui qui veille que la flamme de l'enthousiasme ne s'éteigne pas.

 

Alors une rencontre avec un homme comme Alfred Kesseli de Gampel peut nous faire comprendre que la culture, ce n'est pas seulement le vedettariat, la grande et brillante carrière internationale, mais que la culture ressemble plutôt à un pommier. Chaque automne, le pommier produit des centaines de fruits. Mais la plupart de ces pommes n'atteint pas sa destination. Une partie est rongée par les vers. Une autre partie tombe parterre et pourrit. Il y des pommes qui sont mangées, il y en a d'autres qui se font transformer en jus de pommes. Et sur tous ces fruits qu'un pommier produit au cours de sa vie, une pomme, une seule pomme deviendra peut-être elle aussi un pommier. Il faut la multitude des pommes soi-disant ratées pour permettre à l'une d'atteindre sa destination. Avec les talents, c'en est ainsi, et même un petit musicien dans un petit village valaisan oublié a sa fonction dans l'univers de la culture. La pomme qu'on mange n'est pas moins importante que la pomme qui devient arbre. Et un musicien qui chante avec les enfants du village n'est pas moins important que le baryton qui interprète le rôle de Figaro à l'opéra de Paris.

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