Così fan tutte. Wolfgang Amadeus Mozart. Oper. Nikolaus Harnoncourt, Johannes Schaaf. Staatsoper Wien.

Radio Suisse Romande, Espace 2, Musimag, 17 janvier 1990.

 

 

Si je vous dis que le metteur en scène s’appelle Johannes Schaaf et que le chef d’orchestre est Nikolaus Harnoncourt dans cette nouvelle production de la Staatsoper de Vienne, vous pouvez vous imaginer que le résultat n’a pas fait l’unanimité, ni parmi la critique, ni parmi les spectateurs. Et je vais vous avouer que moi aussi, j’étais déconcerté. Déconcerté, parce que je n’ai pas pu réconcilier mes amours. L’amour que je porte à cet opéra de Mozart que je trouve le plus beau de tous, et l’amour – ou plutôt l’estime – que je porte aux mises en scène de Johannes Schaaf.

 

Le travail de Johannes Schaaf, jusqu’à présent, a toujours eu une sorte d’évidence qui m’a convaincu très, très vite. J’ai compris sa volonté artistique et j’ai pu créer le rapport entre l’œuvre et la mise en scène. Mais cette fois-ci, Johannes Schaaf m’a rendu confus. Comme les autres spectateurs et la presse viennoise, j’ai trouvé que Schaaf avait trahi la substance de l’œuvre, qu’il lui manquait d’inspiration, de fantaisie et de légèreté, éléments que nous trouvons tous chez Mozart et « Così fan tutte », et la lourdeur de la mise en scène qui semblait être voulue, se redoublait dans la lourdeur de l’interprétation musicale, où Harnoncourt, soucieux de faire ressortir les contrastes âpres de la partition, a empêché l’orchestre philharmonique de Vienne de sonner, de rendre à la musique la volupté et la délicatesse, le clair-obscur et le raffinement qu’aucun orchestre interprète si parfaitement que l’orchestre philharmonique de Vienne, et voilà que cet orchestre se trouve empêché de jouer ses atouts.

 

C’est seulement après coup que j’ai compris la conception de Johannes Schaaf, parce que je me suis dit qu’un homme si doué et si profond devait bien avoir réfléchi avant de commencer son travail et que s’était donc à moi de faire un effort de réflexion pour le rattraper.

 

Voyons ce qu’il nous montre, Johannes Schaaf : Il nous montre une sorte de « no man’s land », un désert avec un sol jaunâtre et un horizon indéfini. C’est donc le vide que nous voyons. Et les hommes qui sont jetés dans ce vide essayent de le meubler, de créer des structures auxquelles ils peuvent se cramponner. Mais puisque ces structures ont un caractère aléatoire, elles ne sont que relatives. Et c’est comme ça que le hasard entre dans le jeu. C’est un peu une affaire de hasard avec quelle femme un homme se lie. C’est une affaire de hasard si un jour il rencontre une autre femme qui lui semble plus attractive et pour laquelle il lâche la première. Est-ce que l’amour existe vraiment ? Est-ce qu’on peut s’y fier ? Vous vous souvenez que l’opéra de Mozart contient un philosophe qui, lui, est très pessimiste en ce qui concerne la constance et la fiabilité des rapports humains. Il prétend que les femmes ne sont pas fidèles et que cette infidélité fait part de leur nature ; qu’elles se jettent dans les bras de chaque nouveau venu, que toutes le font ainsi, « Così fan tutte ».

 

(Musik)

 

« Così fan tutte », cela signifie que l’inconstance des rapports humains est quelque chose d’insurmontable, elle fait, pour ainsi dire, part de notre condition humaine. Alors vous comprenez que Johannes Schaaf nous fait voir l’opéra de Mozart à travers des lunettes existentialistes : l’homme, face au néant, se cramponne à l’amour pour s’apercevoir que l’amour aussi fait part du néant, qu’il n’est pas un refuge sûr et stable qui peut nous abriter.

 

Alors cette conception de « Così » s’approche de Beckett. Mais au lieu d’attendre Godot, on attend le grand amour, on veut être sûr d’être aimé. Mais cette conception de l’amour est une illusion. C’est pour nous détromper de nos illusions que Johannes Schaaf fait la mise en scène, il veut nous apprendre que l’amour n’est pas une base pour meubler le vide et pour s’orienter dans la vie. C’est donc une leçon qui nous détrompe en nous dévoilant la nature de l’amour, et Johannes Schaaf n’a rien fait d’autre que de mettre en scène le deuxième titre de « Così fan tutte » : c’est « l’école des amants » – « la scuola degli amanti ».

 

Sur cet arrière-fond, on est prêt à accepter le vide de la scène, et on est prêt à comprendre pourquoi Johannes Schaaf a démuni ses acteurs de tout charme, qu’il leur a donné une lourdeur et un manque de prestance insoupçonné. C’est qu’en face du néant, tous nos gestes et tous nos actes deviennent lourds et perdent leur charme. C’est donc un Mozart vu par la fin du 20e siècle.

 

On pourrait s’imaginer que cette conception jure avec l’interprétation musicale, vu que Nikolaus Harnoncourt nous vient plutôt du 17e et 18e siècle que du notre et qu’il est un des pionniers de l’école historique. Or, sa manière de traiter « Così fan tutte » démunit, elle aussi, l’œuvre de tout charme. La critique viennoise lui a reproché d’être grossier ; moi, je dirais plutôt qu’il était schématique alors que l’œuvre, elle, déploie des richesses et des beautés variables qui se dérobent quand on veut les attraper. Les chanteurs cependant étaient tous de premier ordre, et c’était pour moi réconfortant de trouver au moins la beauté vocale dans le désert du vide existentialiste.

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